Par Nabila EL HEDDA, Elyès JOUINI et Denis CHEMILLIER-GENDREAU "Le marché tunisien de l'assurance va connaître, dans les années à venir, un essor considérable". Ce pronostic, récemment formulé par un dirigeant de la Banque Mondiale, n'est pas la résultante d'une lecture de marc de café, mais s'appuie sur des arguments étayés.
1) Le développement économique crée des besoins nouveaux d'assurance : Premier argument, puisé dans la comparaison avec les pays industrialisés : le développement économique dans un cadre libéral génère "mécaniquement" des risques nouveaux ou augmente les risques existants, ce qui crée une demande d'assurance de la part de ceux qui ne veulent pas - ou ne peuvent pas - assumer ces risques. Deux exemples classiques illustrent parfaitement cette corrélation entre "assurance" et "croissance économique" : >> dans le domaine de la retraite, on constate que le développement économique, en permettant un allongement de la durée de vie, engendre un nouveau risque, que l'on peut appeler le "risque de survie". Il s'agit, en quelques sortes, du risque d'épuiser ses ressources financières avant le terme de la vie, qui ne cesse de reculer. Lorsque l'on sait que l'espérance de vie à 65 ans a augmenté de 50% entre 1950 et aujourd'hui et que l'espérance de vie à la naissance gagne un trimestre tous les ans, on voit que ce risque n'est pas théorique ! Cette longévité croissante, conséquence positive du développement, a aussi ses effets pervers : en France, 1,3 million de personnes âgées n'ont que le "minimum vieillesse" pour vivre... Autant de personnes qui n'ont pas su se prémunir contre le risque de survie. La nécessité de se prémunir contre ce nouveau risque est à la base des fonds de pension, sorte d'assurance-vieillesse par capitalisation, qui constituera, en Tunisie, un enjeu des années à venir ; >> dans le domaine financier, la multiplication des échanges financiers entre entreprises, institutions financières, particuliers, nationaux ou étrangers, multiplie les risques : impayés, fraudes, faillites, pertes de changes, etc. Ces risques nouveaux sont la conséquence d'une dynamique des échanges et vont s'accroître avec l'urbanisation, l'industrialisation ; ils engendreront de nouveaux métiers d'assurance : le factoring et l'assurance-crédit en sont les derniers exemples.
2) Le cerveau d'une compagnie d'assurance : direction technique et direction du contrôle de gestion : Face à ce gigantesque marché qui s'ouvre devant elles, les compagnies d'assurance tunisiennes sont-elles bien préparées ? Le métier d'assureur exige, par nature, de l'expérience : à la base, l'assureur est celui qui évalue, tarifie, maîtrise puis assume les risques de ses clients, sur une échelle industrielle, c'est-àdire sur la masse. Il est le spécialiste sur le dos duquel la sphère réelle - particuliers et entreprises - reportent les risques qu'elle ne veut ou ne peut assumer elle-même. L'assureur ne peut donc pratiquer son métier que s'il est capable d'évaluer, a priori, les risques qu'il accepte de prendre. Ce principe de base explique qu'il soit toujours difficile de se lancer dans ce métier, puisqu'on ne dispose alors pas des informations nécessaires. L'histoire de l'assurance en France démontre d'ailleurs que les compagnies qui se lancent les premières sur de nouveaux segments - sur des risques nouveaux - ne parviennent à maîtriser leur tarification qu'après plusieurs années de sinistres. Ainsi apparaît la qualité première d'un bon assureur : la capacité à maîtriser sa matière première, c'est-à-dire, en l'espèce, l'information sur les risques et sur les assurés. Cette capacité repose sur deux directions clé de toute compagnie d'assurance : la direction technique en amont, et la direction du contrôle de gestion en aval. Si l'intérêt de la première est généralement assez clairement perçu (mettre en place la tarification des produits d'assurance), l'importance de la seconde mérite sans doute d'être mise en avant. Dans l'industrie, le contrôle de gestion n'est pas une activité originale : il s'agit tout simplement de mettre à la disposition de l'ensemble des directions, et en particulier de la Direction Générale, des outils de pilotage permettant la maîtrise des coûts, l'efficacité de l'organisation et la cohérence des actions. Dans l'assurance, cette mission prend toute son originalité, pour au moins deux raisons : >> en premier lieu, le cycle de production dans l'assurance a cette particularité d'être inversé : le prix de ce qui est vendu (l'assurance) est en effet déterminé avant que les charges (le coût du sinistre) ne soient connues. L'assureur est donc comparable à un industriel qui vendrait (et fixerait son prix) avant d'avoir produit (et donc de connaître ses coûts) ; >> deuxième particularité : le cycle de production dans l'assurance dépasse très largement l'année : entre la souscription d'un contrat et le règlement définitif d'un sinistre, il peut s'écouler plusieurs années de procédures et de contrôles, voire plusieurs décennies lorsque l'indemnité prend la forme d'une rente. Pour ces deux raisons (cycle inversé et cycle pluri-annuel) un assureur ne peut survivre que s'il anticipe en devinant ses coûts à l'avance. Ceci n'est possible que s'il dispose de modèles de prévision et s'il les applique à une population d'assurés analysée dans le détail. C'est là tout le travail d'un contrôleur de gestion dans l'assurance. Ce rôle voit son importance renforcée par l'existence de contraintes réglementaires (solvabilité, représentativité), qui obligent l'assureur à prendre en permanence les dispositions nécessaires au respect de ces critères. 3) Le rôle d'une direction du contrôle de gestion dans l'assurance : En quoi consiste exactement le rôle d'une Direction du contrôle de gestion dans une compagnie d'assurance ? Le rôle essentiel - le plus traditionnel - consiste à élaborer le budget, c'est-à-dire le compte de résultat prévisionnel. Mais, dans l'assurance, l'approche comptable ne traduit que partiellement la formation du résultat, car elle valorise la notion de patrimoine instantané et n'intègre qu'à la marge la notion de rentabilité future. Exemple type : la comptabilité ne valorise pas le portefeuille d'assurance, qui forme pourtant la substance de l'activité (le fonds de commerce). Tous ceux qui se sont essayés au jeu difficile d'évaluer une compagnie d'assurance savent bien que l'analyse des comptes ne permet pas de connaître la valeur du fonds de commerce. Autre faiblesse consubstantielle de la comptabilité : celle-ci adopte par définition une vision annuelle. Ce cadre annuel, qui se retrouve dans toutes les activités, est un héritage de l'époque lointaine où toute l'activité économique du pays était calée sur l'agriculture, qui est par nature saisonnière et sur un cycle annuel. Malheureusement, en assurance, la durée des contrats est très souvent supérieure à 1 an. Et lorsqu'elle ne l'est pas, l'économie du contrat, elle, est bien pluriannuelle: aucune compagnie d'assurance ne peut espérer tirer un bénéfice d'un portefeuille d'assurés qui changerait totalement tous les ans, et l'expérience montre que le bénéfice est directement lié au taux de fidélisation de la clientèle. Dernière faiblesse de la comptabilité dans l'assurance : elle analyse le résultat et sa formation par catégories comptables et non par types de contrats. Or ce qui compte, pour une direction générale, ce n'est pas de connaître la masse salariale de chaque direction, mais de répartir cette masse salariale sur les différents produits ou sur les différents clients. Une telle répartition est la clé d'une analyse de la rentabilité par produit, par centre de distribution ou par segment de clientèle. Seule ce type d'analyse présente un intérêt pour un dirigeant, en lui permettant d'allouer ses moyens sur les activités les plus rentables et de stopper les activités les moins performantes. Ainsi apparaît toute la difficulté du contrôle de gestion dans l'assurance : passer de la vision comptable à la vision économique.
Deux exemples concrets permettent d'illustrer cette difficulté. Le premier exemple concerne l'analyse, par le contrôle de gestion, des frais généraux. L'objectif, ici, est d'adopter une vision économique et non plus comptable des frais généraux, c'est à dire une vision qui rende compte du coût des entités économiques, qui ne sont pas forcément des entités comptables (un comptable ignore la notion de produits ou de réseaux), et qui responsabilise les directions sur leurs dépenses dans le cadre de responsabilités clarifiées (avec mise en place d'indicateurs physiques).Si l'objectif est simple, la mise en oeuvre est redoutablement complexe. Principale difficulté : comment imputer les coûts des unités fonctionnelles (Direction générale, frais du siège, etc.) sur les différents produits ? Faut-il les répartir au prorata du chiffre d'affaires de chacun ? Faut-il les répartir au prorata des coûts variables engendrés par chacun ? Faut-il enfin les répartir au prorata de la rentabilité passée de chacun ? Toutes ces méthodes ont leur logique propre, mais aboutissent à des résultats très différents en termes de rentabilité. Le choix entre elles dépend en fait de l'objectif que l'on se donne, qui peut être de développer le chiffre d'affaires, de rationaliser la gamme de produits, etc.. Un contrôle de gestion efficace est celui qui sait, en fonction des objectifs définis par la Direction générale, mettre en oeuvre la bonne méthode d'éclatement des frais généraux et d'analyse de la constitution de la valeur ajoutée. Le second exemple concerne l'analyse de ce que les assureurs appellent la "charge sinistre", c'est-à-dire l'ensemble des décaissements générés par les sinistres des assurés. Chaque année, un assureur indemnise ses assurés victimes d'un sinistre, mais une partie importante de cette "charge sinistres" peut être liée à des sinistres survenus dans des années antérieures. Inversement, les sinistres d'une année donnée vont engendrer des versements immédiats mais aussi différés (dans l'attente d'un jugement ou d'une expertise) ou récurrents (rente d'invalidité). Le principal poste du compte de résultat qu'est la charge sinistre est donc à la fois liée au passé (les sinistres continuent de générer des décaissements) et au futur (les sinistres de l'année en cours vont engendrer des décaissements dans les années à venir). Le rôle essentiel du contrôleur de gestion est alors d'analyser la charge des sinistres par année de survenance, ce qui nécessite notamment dans l'assurance dommage, des modèles extrêmement complexes. Ces modèles sont d'autant plus complexes qu'il doivent réaliser cette analyse par produits.. Seule cette vision prospective, séparant, dans un coût immédiat, ce qui est lié au passé de ce qui est la stricte conséquence du présent, permet de piloter avec précision, c'est-à-dire efficacité, une compagnie d'assurance.
4) Un rôle à réhabiliter et à valoriser : On le voit, le rôle de contrôleur de gestion dans l'assurance est à la fois essentiel et complexe. Pour jouer du paradoxe, nous pourrions dire que ce rôle est d'autant plus difficile qu'il n'est pas, en apparence, indispensable : autant la direction commerciale ou la direction de l'informatique sont indispensable au fonctionnement quotidien d'une compagnie d'assurance, autant le contrôle de gestion n'apparaît pas comme une fonction vitale. Elle l'est pourtant : car sans un contrôleur de gestion, une direction générale est comme un capitaine de paquebot voulant entrer dans un petit port les yeux bandés et du coton dans les oreilles... La valorisation de cette fonction au sein des compagnies d'assurance tunisiennes constituent sans doute un enjeu essentiel de leur développement. Il s'agit là d'un choix qui ne peut émaner que de la Direction générale, à qui il revient de donner à la fonction de contrôle de gestion toute son importance dans le processus de pilotage de l'activité. En lui donnant les moyens d'accéder à l'information partout dans l'entreprise, c'est-à-dire en lui donnant le pouvoir et l'autorité indispensable à cette traque à l'information. En la plaçant le plus près possible de la Direction générale, afin d'éviter que les jeux de pouvoirs propres à toute entreprise ne perturbent l'efficacité de cette fonction clé. Article paru dans "L'Economiste de Tunisie" |