Par Emna Mrabet 
Parmi les «jeunes» films tunisiens réalisés ces dix dernières années, on peut retenir un titre El Kotbia et un nom Nawfel Saheb Ettabaa. Ce film marque tant par sa finesse esthétique que par l’habileté scénaristique rendue par des acteurs aussi sincères que gracieux. Ici point de fioritures; tel un Bergman, le réalisateur condense des moments de vérité à travers la subtilité des silences; silence de la nuit qui enveloppe cette première «rencontre» entre Jamil et Aïcha d’une quinzaine d’années son aînée.
Glissant sur du coton l’évolution se fait à pas feutrés, plan par plan la construction suit un rythme lent; mais non moins interrompu par le tempérament fougueux de Leïla épouse de Tarek qui veut quitter l’appartement familial pour un lieu plus neuf libéré des poids ancestraux de la noblesse et de ses carcans. Leïla apparaît ainsi comme le personnage rebelle, celle par qui le scandale pourrait arriver. Car dans le milieu de la noblesse, une femme ne chante pas en dehors de la sphère privée et encore moins pour gagner sa vie. 
Mais Leïla suivra sa volonté qui lui portera chance puisque le succès est au rendez-vous; cette maison, elle la quittera mais seule. Ne pourrait-on pas alors voir dans ce conflit opposant Tarek et Leïla l’allégorie d’une jeunesse tunisienne en mal d’identité, perdue entre ses racines et sa soif d’ouverture? …Mais point de digression, revenons à nos deux tourtereaux et à leur discorde; on pourrait alors se demander si leur amour aura gain de cause, s’il survivra aux contingences de la vie… A côté de cet amour «légitime», naîtra un autre beaucoup plus marginal entre deux êtres pétris par la douleur. Elle –Aïcha- a perdu son premier amour et a été précipitée par sa famille dans un mariage de convenances; lui- Jamil (qu’on a envie d’appeler Malëk tant il porte en lui tous les traits d’un ange déchu) – a vu disparaître sa bien aimée, emportée par la maladie. Plongés dans la pénombre, les deux protagonistes se reconnaissent, se retrouvent et se révèlent, leurs sentiments voient le jour sous un mince voile de pudeur. Ainsi une auréole de mystère entoure le personnage de Jamil dont on ne sait pas grand chose jusqu’au soir ou Aïcha – aidée par le pouvoir désinhibant de l’alcool- le pousse à la parole: «Pourquoi es-tu toujours silencieux?» Vient alors le temps de la confidence et de la révélation des blessures; car il est des blessures qu’aucun temps ne saurait panser et qu’aucune fuite en avant ne pourrait sauver… Le réalisateur, réussit ainsi le difficile pari de transcender son film en une œuvre universelle. Il filme avec amour un Tunis actuel et n’hésite pas à dépeindre par petites touches les travers de ses contemporains; impressionnisme mêlant noblesse et subtilité. Chaque séquence est construite et étudiée, chaque syllabe est à sa place œuvrant dans un seul but: explorer les tréfonds, les contradictions et les abysses de l’âme. Et cette voix d’outre ciel, celle d’un autre ange déchu Ismahan qui fait s’ériger l’espace de l’action «El Kotbia» en un lieu hors temps. En est témoin ce dernier regard de Jamil vers les escaliers de la librairie que le mouvement de la caméra rend hypnotique tandis que Leïla/ Ismahan entonne «Qu’il est cruel ce temps qui nous sépare Toute la vie m’est vaine sans ta présence Mon cœur saigne de ton amour Et n’a plus que les larmes pour dernier recours»
S’ensuit alors le retour à la case des départs: l’Avenue Habib Bourguiba. Cette «Kotbia» et cette furtive et non moins intense histoire d’amour ont-ils vraiment existé ou sont-ils le pur fruit fantasmagorique de son imagination? Jamil repart -vers ses racines cette fois-ci- nous laissant suspendu flottant dans des sphères si rares, celles de la grâce et de la magie.
Note: "El Kotbia" signifie la librairie |